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© Julien Bourgeois

3 mars 2020

Maylis Besserie
quand une romancière nous raconte Samuel Beckett en Ehpad

Vous êtes nombreux à avoir hébergé dans vos établissements tel ou tel personnage illustre. Le célèbre animateur Jacques Martin résida dans les derniers mois de sa vie à la Résidence Orpéa de Courbevoie ; Sœur Emmanuelle atteint l’âge de 100 ans dans l’Ehpad Le Pradon à Callian dans le Var ; plus récemment le Cardinal Etchegaray est passé du Vatican à une maison de retraite de Cambo-les-Bains. Mais bien avant, à la fin des années 80, c’est le grand dramaturge irlandais de langue française, Samuel Beckett, Prix Nobel 1969, qui vécut les 18 derniers mois de sa longue vie – il est mort à 83 ans – dans une maison de retraite privée du 14ème arrondissement de Paris, rue Rémy Dumoncel, entre Denfert-Rochereau et Alésia.Une personne s’en rappelle parfaitement : c’est Yves Journel, ancien président du Synerpa, aujourd’hui encore actionnaire de référence de DomusVi, 3ème groupe français. Car cet établissement du 14ème, c’est le tout premier des Ehpad qu’il créa en 1983. Plus de 250 ­suivront… Et dans les années 80, son petit groupe naissant s’appelle alors « Tiers Temps ». C’est dans ce « Tiers Temps Paris » que vint s’installer à l’été 1988 l’auteur de « En Attendant Godot » avec lequel il a pu discuter à plusieurs reprises.Or, ce sont ces derniers mois de vie qu’a décidé de narrer Maylis ­Besserie dans un premier roman publié dans la prestigieuse collection blanche de Gallimard.

Luc Broussy : À vous lire, on a l’impression que vous avez vécu dans cet établissement avec Beckett pendant cette année 89. Comment avez-vous fait pour recueillir tant d’éléments concrets ?

Maylis Besserie : Pendant son séjour, il n’a pas écrit sur sa vie là-bas si ce n’est dans ses correspondances ; or Beckett avait une très grande activité épistolaire. Il répondait à tous les lecteurs, à tous les gens qui lui envoyaient un petit mot.

L.B. : Pourquoi entre t-il en maison de retraite à l’été 1988 ?

M.B. : En fait, il a fait une chute dans sa cuisine et a été transporté à l’hôpital. Il avait des problèmes d’équilibre et il était passablement dénutri. Lui et sa femme mangeaient peu. Donc, après l’hôpital, il ne peut pas rentrer chez lui. Il entre à Tiers Temps en pensant que cela va être provisoire ; mais on sait qu’il va avoir des problèmes d’emphysème, qu’il était sous oxygène et finalement il va rester dans cet établissement. Un établissement assez austère, simple mais il a l’air d’apprécier cette simplicité, la taille modeste de l’établissement. Il raconte que le personnel est gentil et le personnel dit de lui qu’il est charmant.

Je suis évidemment allé visiter les lieux mais la chambre n’existe plus sous la même forme car le bâtiment a été rénové. Mais il y a toujours cette petite cour où il donnait des miettes aux oiseaux.

L.B : On sent que Beckett a pleinement conscience de son affaiblissement physique.

M.B. : Au fur et à mesure que sa main tremble et que sa mémoire le trahit un peu, il dit que « les mots se réduisent ». Il écrit des lettres de plus en plus courtes qui ressemblent presque à des télégrammes. Il se retrouve un peu dans le laboratoire de ce qui a été son œuvre : écrire sur la déchéance, le corps. Le roman montre que pour lui chaque geste du quotidien devient difficile. Mais ce qui est littéraire chez Beckett, c’est que chacun de ces petits gestes devient une épopée. Je décris par exemple comment en se baladant dans les rues du 14ème, le piéton qu’il est évite les boulevards trop fréquentés comme l’Avenue René Coty. Ou bien comment est devenu difficile le simple fait d’entrer et de sortir de la baignoire.

Il y a un sentiment de déchéance qui le désole mais son esprit demeure au contraire très vivace. Il est inversement proportionnel à sa motricité. Il a une hyperactivité cérébrale même si les mots lui manquent et qu’il écrit moins vite. Il est frappant de voir également comment à la toute fin de sa vie, il y a un retour à l’anglais. Son bilinguisme se floute comme si le français n’avait été qu’une langue d’adoption alors que c’est avec elle qu’il est devenu prix Nobel.

L.B. : Il se moque très souvent des autres résidents en les affublant de drôles de qualificatifs : « rois du déambulateur », « apôtres du fauteuil », « colonie des porteurs de sonotone »…

M.B. : On voit dans ces correspondances l’humour avec lequel il parle des personnes âgées autour de lui, de ses congénères. Il en parle avec énormément de tendresse. A un moment, il écrit trois mots dans une de ses lettres de réponse et il dit : « ah, il est disert le Nobel ! ». C’est l’inverse du mépris :  il s’inclut totalement dedans. C’est un humour noir typiquement irlandais. Il se moque d’ailleurs plus du vieillissement que des vieux. Il a ce côté un peu en retrait. Il reste dans sa chambre, il ne mange pas avec les autres. Il ne participe pas aux activités mais on a le sentiment dans ses correspondances et sa biographie qu’il ne déteste pas être là. Lui seul, avec les autres autour.

L.B. : Dans votre roman, on a vraiment l’impression que la maison de retraite prend une importance considérable, voire déterminante.

M.B. : Quand j’ai écrit, j’ai en effet considéré que la maison de retraite était aussi importante que Beckett lui-même. C’est un personnage en soi. C’est un lieu qui conditionne tout. Un lieu qui a notamment conditionné la narration en « je » (NDLR : le roman est entièrement écrit à la première personne, le « je » étant Beckett). Je voulais une voix qui soit la sienne, comme un long monologue qui entend le monde mais qui lui arrive presque de l’extérieur, le cerveau qui se délite, c’est un mélange des temporalités. Le monde de la maison de retraite c’est son monde qui s’est réduit. Et c’est un système de voix off qui l’imprègne mais auquel il ne participe pas directement.

L.B. : Vous entrecoupez vos chapitres de bulletins médicaux mais aussi de menus de maisons de retraite. Là on imagine bien que vous avez tout inventé…

M.B. : Je tenais beaucoup à ces petits détails qui font la vie quotidienne d’une maison de retraite. L’important ici, ce n’est pas l’heure du repas, mais les noms donnés aux plats : « pommes duchesse », « velouté forestier » ou « potage Polignac ». Cela, en effet, je l’ai trouvé en allant regarder les menus sur des sites d’Ehpad en Ile-de-France. J’ai aussi regardé des vidéos de jeu en maison de retraite, des règlements intérieurs, des dossiers de soins. Je voulais que ce vocabulaire-là entre dans le roman. Que cette novlangue administrative tranche avec le langage littéraire de Beckett.

Mais les maisons de retraite sont des lieux que je connais parce que, comme journaliste, j’ai passé une année à réaliser des documentaires en maison de retraite pour France Culture et Libération.

L.B. : Quels sont ses rapports avec le personnel de la maison de retraite ?

M.B. : Il y a d’abord Nadja. Il retire beaucoup de plaisir d’être à ses côtés et en même temps il a honte. Le très bel homme qu’il a été toute sa vie et qu’il est encore à ce moment-là, cet homme qui a eu beaucoup de femmes dans sa vie, ne supporte pas qu’une femme puisse le voir dans cet état. Il a peur notamment de sentir mauvais. Et puis il y a Jacqueline, plus autoritaire. Ce sont les complexités de la maison de retraite. Il y a des liens très forts, ou très maternants, des liens d’autorité aussi. Et puis il y a le kiné qui lui fait faire des exercices sur les barres parallèles. Du coup, il se retrouve à fréquenter des gens qu’il ne fréquentait pas dans la vie normale. Il y avait aussi chez moi le sentiment que la vie avait changé parce qu’il n’y a plus la motricité, l’indépendance et l’autonomie et qu’en même temps, la personne se sentait toujours la même au fond. Ça doit être étrange de dépendre d’autres mains alors même qu’on se sent la même personne et le même adulte.

L.B. : L’établissement s’appelle Tiers Temps. Et vous appelez votre roman « Le Tiers Temps » en le découpant en trois temps distincts.

M.B. : Oui, ces trois temps correspondent à l’évolution de son état. La première partie, il y a encore du corps. Il est encore mobile, il peut marcher. Dans la deuxième partie, Beckett comprend que le corps ne va plus suivre. Il y a alors un plaisir pour lui à retrouver des souvenirs jouissifs et notamment les souvenirs d’écriture. Puis, ensuite, il va commencer à perdre la mémoire. Quand les mots ne reviennent pas, il se souvient des mots de son ami James Joyce, des chansons de son Irlande natale.

Maylis Besserie et Luc Broussy, le 18 février dernier à Paris. © Julien Bourgeois


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