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1 juillet 2020

Entretien avec Jean-Marie Robine, démographe

Directeur de recherche à l’Inserm et conseiller auprès de la direction de l’Ined chargé des questions de vieillissement, le démographe Jean-Marie Robine revient ici sur le périple qu’a été celui du recensement des victimes du Covid-19 en Ehpad et nous partage sa perception des enjeux de la communication autour de ces données.

Le MMR : La France fait partie des pays qui disposent d’états civils bien établis et où le décompte précis des décès liés au covid-19 est facilité. Pourtant, ce décompte a tardé dans les Ehpad. Comment expliquez-vous cela ?

Jean-Marie Robine : Au début de la pandémie, Santé Publique France (SPF) ne disposait que des informations issues de SI-VIC, un système créé après les attentats de 2015 pour accélérer la remonté d’information en cas d’attentats mais également de crises sanitaires comme celle que nous vivons actuellement.

Or, SI-VIC n’est connecté qu’aux hôpitaux. Des gériatres, des chercheurs et des journalistes se sont donc rapidement interrogés sur ce qu’il se passait dans les Ehpad. Mais il a fallu attendre le 2 avril pour avoir les premiers chiffres sur ces établissements.

Et la communication est toujours restée relativement floue. Le 7 avril, le DGS déclare que la France déplore 10 328 décès dus au covid-19 : 7 091 constatés à l’hôpital et 3 217 en ESMS. Conclusion : 31% des décès venaient des Ehpad. Mais en réalité, ce chiffre est imprécis car parmi les personnes décédées à l’hôpital, certaines viennent également d’Ehpad et quand on les ajoute aux décès survenus au sein des ESMS, c’est la moitié des victimes du covid-19 qui viennent d’Ehpad.

Mon interprétation personnelle, c’est qu’au moment où le gouvernement s’est rendu compte de l’ampleur des dégâts en Ehpad, il n’a pas caché les chiffres mais n’a pas jugé nécessaire d’attirer l’attention sur le fait que 50% des personnes décédées étaient résidents d’Ehpad… car cela aurait renforcé l’idée selon laquelle on n’aurait peut-être pas du réquisitionner tous les masques et tous les moyens pour l’hôpital.

Le MMR : Les Ehpad n’utilisent donc pas le même système de signalement des décès que les hôpitaux. Pourquoi ?

Jean-Marie Robine : SI-VIC est relié directement aux hôpitaux et fonctionne très bien. Je ne sais pas pourquoi on ne l’a pas étendu aux Ehpad, peut-être sont-ils trop nombreux. En tout état de cause, je pense qu’on aurait quand même pu construire un système équivalent, indépendant mais compatible avec SI-VIC. Au lieu de cela, on a bricolé avec un système existant, le portail de signalement des évènements sanitaires indésirables.

Or, sur ce portail, vous créez une fiche par établissement pour signaler le nombre de cas confirmés ou suspects, le nombre de décès, etc. Vous ne remontez pas d’informations sur chaque cas. SI-VIC, lui, est un système d’information individuelle, qui permet de collecter des données utiles sur les personnes décédées, leur âge, sexe, métier, problèmes de santé… et donc sur le virus. Le recensement en Ehpad ne donne aucune précision sur les individus.

Le MMR : Au regard de ces statistiques, comment considérez-vous l’Ehpad : un lieu de protection pour les plus fragiles ou d’accélération de l’épidémie ?

Jean-Marie Robine : Ni l’un ni l’autre. Dans un premier temps, les Ehpad ont été un piège pour les résidents et pour le personnel. Pour les résidents, car ils ne pouvaient plus quitter leur résidence potentiellement contaminée. Pour le personnel, car ils ne pouvaient pas faire leur travail sans risquer d’introduire dans l’Ehpad ce virus qui circulait au sein de la population.

C’est mécanique, il n’y a pas de générations spontanées de covid, donc il est nécessairement entré avec le personnel. Dans un premier temps, les Ehpad ont donc été précipités dans cette crise sans aucun moyen de protection.

Dans un second temps, après 15 000 morts, ils ont pu faire face et sont devenus des lieux de protection. Quand on a le matériel nécessaire, ce n’est pas si compliqué de mettre en place les gestes barrières et de protéger ces espaces circonscrits. Et beaucoup d’Ehpad y sont d’ailleurs parvenus.

Le MMR : Le confinement était donc bien la meilleure solution pour ces établissements selon vous ?

Jean-Marie Robine : Selon moi, une personne entre en Ehpad pour finir sa vie. Donc ce qui compte, ce n’est pas la quantité de la vie, ce n’est pas de ne pas mourir mais c’est la qualité de la fin de la vie.

Or, durant cette crise, certains ont tout misé sur la quantité, ils ont tout fait pour éviter à leurs résidents d’être atteints du covid et d’en mourir, même s’il fallait pour cela créer des conditions de vie épouvantables et piétiner leur qualité de vie, leurs droits de l’Homme.

Je ne dis pas qu’on pouvait faire autre chose et que j’aurais fait autrement. Mais j’ai franchement le sentiment que le gouvernement a pris certaines décisions, notamment celle de fermer les Ehpad, dans un mouvement de panique. Compte tenu du manque de personnel dans les Ehpad et du rôle de vigie des familles, peut-être ne fallait-il pas se précipiter pour les sortir.

Et quand cela a été fait, on s’est bien gardé de nous dire que toutes ces décisions avaient en réalité été prises car on n’avait pas de gel, pas de masques, pas de tests… Les conseillers du gouvernement n’ont pas été capables de dire : « les personnes à risque ce sont les personnes très âgées et notamment celles qui sont concentrées au même endroit, ce sont donc les Ehpad qu’il faut protéger du virus ». En les privant du matériel de protection pour les donner aux hôpitaux, on a désarmé les Ehpad face au virus. On a fait des choix et les conséquences sont dramatiques.

Le gouvernement l’a compris par la suite et voilà pourquoi ils n’avaient pas intérêt à montrer que la moitié des décès était des résidents d’Ehpad car cela signifiait qu’il aurait fallu mettre la moitié des moyens sur ces Ehpad. Si on avait fait cela, on n’aurait peut-être pas eu un seul décès.

Le MMR : La crise du covid-19 va-t-elle avoir un impact structurel sur les indicateurs démographiques de notre pays ?

Jean-Marie Robine : Il est encore trop tôt pour dire si la crise du covid va impacter la pyramide des âges ou l’espérance de vie des Français.

La phase de surmortalité semble être finie et s’il n’y a pas de 2ème ou 3ème vague, on recenserait donc un excès de 25 000 décès environ entre mars et avril.

Il faut savoir que certaines années, on peut avoir pas loin de 25 000 décès en excès à cause d’une mauvaise grippe. Cet hiver, on n’a pas eu de grippe, donc on a constaté une faible mortalité en janvier et février, compensée par la très forte mortalité en mars et avril.

L’un peut donc compenser l’autre et tout cela est alors invisible dans les indicateurs. Mais à ce stade, on n’est pas certain d’être sorti de la crise et rien ne dit non plus qu’on n’ait pas une canicule cet été et une grosse grippe en fin d’année. Ou l’inverse…

Cela fait beaucoup de « si » et on ne connait pas non plus l’effet indirect de la crise, notamment sur les résidents d’Ehpad. Après la canicule de 2003, on a constaté un véritable décrochage de la mortalité car on a changé d’attitude vis-à-vis des personnes âgées. Mais la crise du covid en Ehpad va durer bien plus longtemps qu’un épisode caniculaire et la prise en charge, malgré les efforts fournis, s’est nécessairement dégradée en l’absence de séances de kinésithérapie, d’activités collectives ou encore des visites de familles. On peut potentiellement le payer très cher avec une élévation générale de la mortalité dans les mois qui viennent. Et dans ce cas-là, oui, on le verra demain dans les indicateurs démographiques.

Propos recueillis par
Anna Kuhn Lafont


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