
« Chaque journée qui s’achève est un soulagement… »
Médecin coordonnateur dans le Bas-Rhin, un département particulièrement touché par le virus, Pascal Meyvaert témoigne d’un quotidien fait de peurs et d’incertitudes… Journal de bord d’un médecin coordonnateur aux avant-postes de l’épidémie.
Le contraste est saisissant entre les deux Ehpad dans lesquels j’interviens. Dans le premier situé à Gerstheim dans le Bas-Rhin, tout se passe à peu près bien. Il n’y a aucun cas parmi les résidents et donc aucun décès. Dans cet établissement, j’ai demandé des mesures de confinement début mars, avant l’interdiction des visites aux familles et le directeur, voyant sans doute que la crise arrivait, a recruté des personnels supplémentaires pour assurer les missions quotidiennes, mais également pour apporter du lien avec les résidents confinés en chambre. Une aide-soignante est même dédiée pour organiser chaque jour la communication avec les familles.Dans l’établissement distant de quelques kilomètres, à Rhinau. La crise a été beaucoup moins anticipée, avec un confinement qui n’était pas en chambre et des activités collectives maintenues. Le virus s’est rapidement répandu. On a très vite dénombré un absentéisme important avec 17 salariés absents sur 50. Nous avons fait rapidement appel à des volontaires, mais ces derniers n’arrivent toujours pas…
Un premier résident est décédé à Rhinau. Nous avons quelques doutes sur les origines de la mort. J’ai fait en sorte de le faire tester même post-mortem mais sans succès. (Ce résident sera ensuite comptabilisé comme mort du COVID-19). La situation est tellement grave dans la région Grand Est que le SAU du CHU de Strasbourg nous a dit que les personnes en GIR 1, 2 et peut-être 3 ne seraient plus admis aux urgences. J’ai alerté les autorités afin que nous soyons dotés en bouteilles d’oxygène ou au minimum en extracteurs et en anxiolytiques comme le Midazolam, pour permettre un accompagnement vers la mort dans des conditions décentes, mais rien n’y fait. Nous avons aussi fait appel à l’HAD qui bénéficie de tout ce matériel, mais leur intervention demande une procédure très lourde qui n’est pas adaptée à la situation d’urgence que nous traversons et à la brutalité de la décompensation respiratoire souvent sans aucun signe prédictif. Heureusement, nous pouvons compter sur le soutien des médecins traitants qui sont disponibles…
Un résident présente les signes de la maladie et j’arrive à le faire tester après bien des démarches. Il s’avère qu’il est positif. Lors de ma venue dans l’établissement, je m’aperçois aussi que 4/5 des salariés toussent et je m’inquiète du portage du virus par le personnel.
On me signale que le résident dépisté positif la veille a des difficultés respiratoires. J’ai pris la situation en charge par téléphone. Le résident de 95 ans était en panique, en train de s’étouffer, semblable à une personne qui se noie. C’était terrible. J’ai alors contacté le centre 15 en l’absence de matériel sur place et ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient pas se déplacer. Ce sont les pompiers qui se sont finalement déplacés et ont permis à ce monsieur de respirer un peu grâce aux bouteilles d’oxygène dont ils disposaient. Ils l’ont finalement emmené à l’hôpital et la personne est décédée quatre jours plus tard. Plusieurs membres du personnel ayant vécu la scène en pleuraient le lendemain.
Nous avons testé 5 salariés et tous ont été déclarés positifs au COVID-19. Cela veut dire que potentiellement tous le personnel de l’établissement est malade. Il faut cependant faire face. Selon la doctrine de l’ARS, un personnel malade peut continuer à travailler s’il en est capable, s’il est protégé et prend toutes les mesures nécessaires. Nous avons pour l’instant suffisamment de masques, mais pas les autres matériels de protection…
Les volontaires que nous avions demandés depuis le 11 mars sont enfin arrivés. Il s’agit d’étudiants infirmiers qui viennent nous donner un coup de main et qu’il faut bien évidemment sensibiliser à la situation qui est de plus en plus critique mais ce travail prend du temps.
Nous avons désormais dix décès dans notre établissement depuis le 22 mars. Le nombre de morts est déjà supérieur à celui que nous pouvons connaître sur toute une année. Cette série est très perturbante pour le personnel car elle a frappé des personnes plutôt en bonne santé et présentes avec nous depuis longtemps. Leur départ aussi rapide, c’est un vrai déchirement. Ce virus frappe bien souvent là où on ne l’attend pas. Une personne est infectée, elle tousse faiblement et quelques heures plus tard elle n’est plus là. Ce phénomène génère un vrai sentiment d’impuissance chez nos personnels avec l’impression d’être totalement abandonnés sans compter la peur que les familles ne comprennent pas ces disparitions aussi brusques. Les instructions contradictoires du gouvernement pour la gestion de corps ne nous aident pas. L’ordre était le suivant : d’abord il faut prendre des précautions drastiques et mettre en bière au plus vite le corps en raison de la charge virale sans donner la possibilité aux proches de voir le corps ; ensuite il a été autorisé au personnel de l’Ehpad de s’occuper de la toilette mortuaire et aux proches de voir le corps et deux jours plus tard ce n’est plus au personnel de l’Ehpad de prendre en charge le corps mais aux Pompes funèbres et la famille peut voir la tête mais en restant à distance. A bien des égards, ces nouvelles instructions sont intenables. De notre côté, nous avons essayé, dans la mesure du possible, de prévenir en amont les familles et de proposer à un membre à la fois, de venir dire adieu à leur proche, en se protégeant tant que possible. C’est bien la moindre des choses.
Je suis de plus en plus inquiet pour les prochains jours car l’HAD de Strasbourg et de Mulhouse n’ont plus d’anxiolytiques. Dans quelles conditions nos résidents vont-ils désormais mourir ? Je n’ose pas y penser… Les moyens en oxygène sont toujours en flux tendu. De plus, les personnels sont de plus en plus traumatisés. Certains craquent littéralement avec des journées qui s’étirent sur plus de douze heures, d’autres sont malades et vivent dans la peur de contaminer leurs proches quand ils rentrent chez eux. Une nouvelle pénurie de personnel serait dramatique…
Une véritable rayon de soleil : voilà le sentiment que nous avons tous ressenti aujourd’hui en apprenant la guérison de deux de nos résidents. Cette nouvelle nous donne un espoir immense. Le virus est certes dévastateur, mais il n’est peut-être pas invincible…
Je compte 3 décès supplémentaires depuis le 8 avril et cette liste devrait sans doute s’allonger. En effet, d’après nos observations, une trentaine de résidents sont aujourd’hui infectés et les médicaments pour accompagner à la fin de vie sont toujours distribués au compte-goutte. Aujourd’hui j’ai passé plusieurs heures avec l’HAD pour obtenir à peine les stocks suffisants pour le week-end prolongé de Pâques. Appeler l’hôpital ? J’avoue que depuis deux semaines, je n’y pense même plus… Actuellement, nous vivons au jour le jour et chaque journée qui se termine est un vrai soulagement. Mais chaque matin je me réveille en me demandant si l’Ehpad de Gerstheim est toujours indemne de cas et s’il y a de nouveaux décès à déplorer à Rhinau. Il est encore trop tôt pour dresser un bilan de cette épidémie, mais une fois la crise passée, il faudra forcément faire les comptes…
Comme tous les Français, je suis devant ma télé. Le président de la république annonce que pour les personnes âgées, le confinement ne prendra pas fin le 11 mai sans préciser de dates. Pour les résidents, le temps est de plus en plus long et les premiers signes de glissement et de décompensation commencent à apparaître. A Gerstheim, nous avons proposé aux familles de venir voir leurs proches à l’air libre et en gardant une distance de sécurité délimitée par une barrière. Cela n’a pas été facile à mettre en place mais ces visites sont vitales…
Une résidente qui présentait des symptômes il y a trois semaines et que nous pensions guérie a fait l’objet d’une surveillance de routine pour connaître son taux en oxygène et nous nous sommes aperçus qu’elle n’avait que 75 % d’oxygène dans le sang alors qu’elle allait très bien. Nous l’avons ensuite testée par PCR et il s’avère qu’elle est COVID positive. Comment est-ce possible ? C’est un véritable mystère. Comme avec le SIDA à l’époque on nage en plein brouillard concernant le virus, mais quand ce cauchemar va-t-il se terminer ?
Nous avons longuement échangé avec l’ARS sur le déploiement des tests dans le Grand Est. Selon elle, plusieurs établissements réalisent encore des tests systématiques, même quand aucun résident n’est symptomatique. De plus, plusieurs Ehpad ont procédé à des tests sérologiques sur des personnes qui sont censées avoir été guéris. A Metz et Nancy, seul 3 % et 10 % des tests effectués dans ce cadre, se sont avérés positifs. Deux options : soit ces tests ne sont pas fiables, soit nous ne sommes pas immunisés après avoir contracté la maladie. Si c’est le cas, ce serait catastrophique…
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