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2 septembre 2021

Caméra Cash… ée

En janvier dernier, Le directeur d’un Ehpad Korian a reçu une famille dont l’une des membres était en réalité une journaliste de Cash Investigation, la fameuse émission d’Elise Lucet.

Pièces à conviction, Envoyé spécial, Zone interdite, Cash investigation : que ce soit sur France 2, France 3 ou M6, les reportages sur les Ehpad se sont multipliés au cours des quatre dernières années. Rarement pour y encenser le travail des professionnels. Plus souvent pour y dénoncer scandales et maltraitances. C’est le jeu. En tout cas le jeu médiatique tel qu’il s’est développé sur des chaînes toutes soumises à forte concurrence. Il faut donc du spectacle, des images chocs et des propos volontiers partiaux.

Une entrevue en caméra cachée

Mais ces reportages, tous construits à peu près de la même façon, comportent toujours les mêmes gimmicks : musique angoissante, familles en larmes, témoignages de personnels dénonçant des maltraitances souvent invérifiables, dénonciation des profits des groupes privés et… caméras cachées.

La technique de la caméra cachée est redoutable d’abord parce qu’elle suppose … qu’il y a quelque chose à cacher. Et que l’établissement a préalablement refusé une interview ou une rencontre.

Nous sommes le 28 janvier 2021 à Prayssas, bourgade de 900 habitants dans le Lot-et-Garonne. M. X y dirige l’Ehpad Le Hameau, propriété du groupe Korian.

Vers 17h, deux femmes franchissent l’entrée de l’établissement. L’une, Madame V., est la fille d’un résident décédé de la Covid, quelques mois plus tôt, en avril 2020, à l’âge de 95 ans. Elle est accompagnée d’une seconde personne qui se présente comme la « nièce » du résident. Madame V., sans avoir pris rendez-vous au préalable, demande à rencontrer le directeur de l’établissement.

Au regard du drame vécu par la famille du résident décédé, seule victime de la Covid à l’époque dans le département, le directeur accepte volontiers de recevoir cette famille. Madame V. souhaite récupérer les affaires de son père. Quant à la « nièce », elle se présente en qualité de « consultante en communication ». L’entretien va durer une heure et demie.

Résidant à l’étranger, Madame V. n’était pas présente en France lors du décès de son père. Elle veut donc en savoir plus sur les conditions du décès de son père et se met à poser de nombreuses questions: dans quelle conditions l’oxygène a-t-il été prescrit ? Pourquoi les membres de la famille n’ont pas été prévenus ? Comment le virus a-t-il pu rentrer dans l’établissement ? Ces questions, la famille les avaient déjà posées et des réponses précises leur avaient été apportées. Madame V., tutrice et représentante légale de son père, avait pu le voir le 5 avril et avait été prévenue au nom de la famille de son décès. Sur le moment, le directeur répond à toutes les questions comme on le fait avec n’importe quelle famille de résident.

Mais subrepticement, le directeur de l’établissement a la surprise de constater que la conversation dévie vers des sujets plus précis encore.

« Vous aviez beaucoup de stagiaires et de salariés en CDD parmi votre personnel ? ». Il répond et la « nièce » embraye : « mais n’y-a-t-il pas des non-diplômés parmi vos personnels ? ». Le directeur, un peu surpris de voir la « nièce » venir ainsi sur le terrain des ressources humaines, le directeur répond tout de même. « Combien de personnels travaillent chez vous ? ». Le directeur lui répond qu’il n’y a aucun secret et que les règles de financement des Ehpad, le nombre de salariés et le ratio d’encadrement sont fixés par des conventions tripartites entre les ARS, les Départements et les Opérateurs, les fameux CPOM.

« Vous estimez donc que l’ARS ne donne pas suffisamment de moyens ? ». « Les familles payent plus cher chez Korian, mais vous n’offrez pas de sécurité supplémentaire ? ». « Mais comment le virus a-t-il pu entrer au sein de l’établissement ? »

Après cet interrogatoire, le directeur remet à la famille les affaires du père qu’elles n’avaient pas encore récupéré. La fille et la nièce se regardent alors avec émotion et l’une lâche un « ah, tu te souviens… ». Signe d’une complicité à toute épreuve.

La journaliste reconnue et sa mise en scène dévoilée

Mais décidément intrigué, le directeur s’aperçoit à leur départ que les deux femmes sont venues avec deux voitures. Dans l’une d’elle, un homme manipule quelque chose dans le coffre. Le directeur croit reconnaître du matériel vidéo. Les deux voitures se sont par la suite retrouvées sur un parking public à 200 mètres de l’Ehpad, coffre ouvert pour débriefer l’entretien. À l’approche du directeur, ils ont fermé rapidement le coffre. Il a compris à ce moment-là qu’il avait dû être enregistré puis filmé durant tout l’entretien qui venait de se dérouler dans son bureau.

Car il n’aura pas fallu de longues recherches au directeur pour découvrir que la « nièce » n’était autre que Marie Maurice, journaliste pour Première Ligne, la boîte de production de Cash Investigation, l’émission présentée par Elise Lucet et régulièrement diffusée sur France 2.

Deux jours plus tard, le samedi 30 janvier 2021, l’homme qui accompagnait la soi-disant nièce, l’homme du parking, est revenu pour prendre des photos de l’extérieur de l’établissement. Une salariée de l’Ehpad est sortie lui demander son identité. « France 3 » lui dit-il de manière laconique. Et lorsqu’elle lui demanda sa carte de presse, il lui répondit qu’il l’avait oublié.

Nous avons souhaité contacter Marie Maurice. Mais après un message laissé sur son répondeur, c’est son boss, le patron de ­Première ligne qui nous a rappelé. Il n’a évidemment pas souhaité confirmer ou infirmer ce que nous racontons ici. Et après tout, il n’y rien de condamnable à ce que des journalistes d’investigation investiguent.

Mais cet épisode montre aussi les limites de l’exercice. En avançant masqué pour au final poser des questions banales que veut-on démontrer ? Qui veut-on piéger ?

Un autre reportage diffusé sur France 3 en novembre dernier attaquait là encore Korian de manière jugée par le groupe déloyale. Du coup, le groupe privé a saisi une instance, le comité d’éthique de France Télévisions, qui a convoqué plusieurs parties prenantes pour se faire un avis. Cet avis, on n’en connaît pas la teneur. Mais, au plus haut niveau de la chaîne publique, la question du traitement de l’info autour des Ehpad est posée. En attendant, on a hâte de voir le prochain Cash Investigation sur les maisons de retraite programmé a priori cet automne.

par Luc Broussy & Robin Troutot


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